Intervention dans le cadre du Symposium international de l’orgue, Zürich.
Dans son livre “Vingt mille lieues sous les mers” paru en 1870, Jules Verne met en scène un être étrange et fascinant, le capitaine Nemo, un homme qui vit loin de la société, parcourt les océans, étudie les fonds sous-marins, et joue l’orgue qu’il a installé dans son sous-marin, le Nautilus.
« Quelquefois, dit le narrateur, j’entendais résonner les sons mélancoliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrète obscurité, lorsque le Nautilus s’endormait dans les déserts de l’océan ».
L’orgue, instrument de la solitude… La résolution « Orgue 2011 » adoptée hier par ce congrès de Zürich met en évidence le risque de marginalisation de l’orgue dans la vie musicale actuelle. La situation va-t-elle se détériorer durant le 21e siècle, ou avons-nous une chance de l’améliorer ?
Il est vrai que la position même de l’instrument dans la plupart de nos églises, très hauteur, lui confère un côté inaccessible, magique, quasi divin. C’est d’ailleurs le rôle qui lui était assigné dans la liturgie : l’orgue, souvent surmonté d’anges et de saints, représente le Ciel, alors que les chantres représentent le peuple de l’Eglise. En outre, le fait que l’orgue puisse tenir des sons plus longtemps que n’importe quel autre instrument renforce ce caractère sacré, ce sentiment d’éternité.
Le langage polyphonique témoigne parfaitement de la conception de la musique considérée comme reflet de la perfection de la Création.
Cet instrument véritablement « céleste » va néanmoins progressivement se rapprocher des humains au cours de sa longue histoire. Dès le 14e siècle, nous constatons l’influence de la danse sur les pièces d’orgue religieuses, comme par exemple dans les Kyrie et Gloria du Codex Faenza…
A la fin de la Renaissance, le courant de l’humanisme va profondément influencer l’orgue et sa musique. L’orgue va accueillir la description de ces « affetti », ces émotions, ces passions humaines qu’évoque Frescobaldi dans sa préface à son Premier Livre de Toccatas. Au même moment, Bull, Cornet, Correa de Arauxo, Scheidemann placent la musique d’orgue sur une nouvelle trajectoire, ouvrant la voie à une virtuosité nouvelle et une expressivité individuelle. Les générations suivantes, Bach inclus, apporteront leur contribution spécifique à cette « humanisation » de la musique d’orgue.
En donnant à la lecture de la Bible et à la parole une place privilégiée, la Réforme luthérienne va orienter l’orgue dans une nouvelle direction et le rapprocher de la prédication. L’orgue luthérien « parle » autant qu’il « chante », il « commente » l’Ecriture autant qu’il réjouit le cœur des fidèles. Pas surprenant dès lors si les musiciens allemands se sont tant inspirés des traites de rhétorique !
En réaction, la Contre-Réforme va s’appliquer à séduire les fidèles par la somptuosité de la musique liturgique, n’hésitant pas à puiser dans les formes nouvelles de la musique profane : en France, les offertoires sur les grands jeux s’inspirent directement des ouvertures à la française, les récits sont calqués sur les airs d’opéra, les noëls s’inspirent des fifres, tambourins et autres musettes d’origine populaire.
L’orgue, miroir de la diversité culturelle européenne
Sur un autre plan, facteurs d’orgues et organistes vont naturellement – et très inconsciemment ! – exprimer le génie de leurs cultures et de leurs langues respectives.
Le Ripieno d’un orgue italien évoque la fluidité, la vélocité de la langue italienne, particulièrement riche en voyelles et diphtongues.
Par contraste, l’orgue germanique reflète parfaitement l’accentuation et l’articulation de la langue allemande. En écoutant « parler » le Principal ou le Plenum d’un orgue nordique, nous retrouvons dans ses transitoires d’attaque la richesse des consonnes chères à la langue de Scherer et Schnitger.
Et dans une Tierce en taille d’un Livre d’orgue français, comment ne pas être sensible à la douceur du jeu de tierce, à la suavité et à la rondeur du son, à la nonchalance du discours qui semble faire écho à la faible accentuation qui caractérise la langue française ?
Tous ceux qui ont voyagé en Espagne auront perçu les similitudes entre les sonorités franches et colorées de la langue castillane et le jeu de cornet, ou les viejas,viejos, orlos, chirimias et autres jeux d’anches caractéristiques de l’orgue ibérique.
Dans toute l’Europe, l’orgue reflète les clivages sociaux : admirons la distinction aristocratique de l’orgue Compenius du château royal de Frederiksborg au Danemark, tout en délicatesse et raffinement, comme celui de la Silbernkapelle d’Innsbruck . Dans les grandes villes, la puissance et la richesse des instruments somptueux faisaient l’orgueil des grandes familles bourgeoises. Et n’éprouvons-nous pas un plaisir intense au contact du caractère plus rude et quasi « paysan » de tant d’ orgues de campagne, en Frise comme en Saxe, en Wallonie comme en Vieille-Castille ou en Istrie?
La nature quant à elle n’a cessé d’inspirer organistes et facteurs d’orgue, des « rossignols » de l’orgue français aux Zimbelstern de l’orgue nordique, sans oublier l’historique « machine à pluie » de l’orgue de la Hofkirche de Lucerne, ou les orages chers à Lefébure-Wély.
La dimension cosmique sera très savamment évoquée dans le traité de Kircher « Musurgia Universalis (1662) ainsi que dans les grands cycles de chorals de Weckmann ou, sous une forme plus poétique, dans l’œuvre de Messiaen.
Il n’est donc pas exagéré de voir dans l’orgue un formidable miroir de la diversité culturelle européenne. Oui, l’orgue a enrichi notre culture européenne par son répertoire, dont une partie mérite incontestablement de figurer au Panthéon des chefs-œuvres musicaux, mais aussi par son rôle de « formation culturelle » – fût-elle inconsciente – du peuple, qui entendait gratuitement et malgré lui ces chefs-d’œuvre aux offices.
Par chance, cette tradition multiséculaire ne s’est jamais interrompue, et elle continue à vivre.
Nous avons le privilège de pouvoir jouer de la musique vieille de plusieurs siècles sur des instruments de la même époque, en bon état, et ce dans la plupart de nos pays européens.
Combien d’autres cultures musicales n’ont-elles pas au contraire disparu, ou ne réapparaissent-elles aujourd’hui qu’après des siècles de silence ? Nous sommes les dépositaires de cette tradition : il y va de notre responsabilité d’en assurer la sauvegarde et la continuation. Non pas d’abord pour nous-mêmes, mais pour les peuples d’Europe, pour les générations futures et aussi pour le monde qui a commencé à s’approprier cette culture spécifique.
Faire vivre l’orgue et sa musique
Vous me pardonnerez d’avoir consacré un long moment au passé de la musique d’orgue. Mais comment se projeter dans le futur sans porter la plus grande attention au présent et aux temps plus anciens ? Quelle sera l’image de l’humanité dans quelques décennies ? Dans quel état les générations futures trouveront-elles la planète ? De quelles utopies nouvelles avons-nous besoin pour faire face aux défis actuels ?
Pour rester dans le cadre de cette conférence, je crois que le premier défi qui nous attend au vingt-et-unième siècle, organistes et professionnels de l’orgue, est celui qui consistera à faire vivre l’orgue et sa musique. Les faire vivre au sens plein du terme : par des créations, par un lien fertile entre ces créations et l’héritage fabuleux dont nous héritons, par une confrontation aussi féconde que possible entre la musique d’orgue et toutes les formes de musique, toutes les disciplines artistiques.
La figure immense et solitaire d’Olivier Messiaen a dominé l’orgue au vingtième siècle. Mais ces dernières décennies ont vu revenir vers l’orgue un certain nombre compositeurs non organistes: Ligeti, Kagel, Gubaidulina, Xenakis, Rihm, Harvey, Dusapin et bien d’autres ont écrit des pages superbes et fait surgir des univers sonores inouïs. Certains n’ont pas hésité à revisiter le passé de la manière la plus créative, je pense par exemple à Berio dans « Fa-Si » ou à Boesmans dans « Fanfare II », deux œuvres-phares des années 1970. Il importe de continuer à sensibiliser à l’orgue les meilleurs compositeurs vivants, bien au-delà du cercle des compositeurs-organistes.
Nous voyons également des instruments très anciens qui revivent après des siècles de silence, et se retrouvent destinataires d’une littérature nouvelle.
L’orgue a aussi considérablement bénéficié du renouveau de la musique baroque : l’organiste, en solo ou au continuo, dans la musique vocale, dans la musique de chambre comme dans les grandes oeuvres religieuses, a ainsi pu retrouver une place essentielle dans le concert musical.
La dimension interculturelle
Nous vivons désormais dans un monde globalisé : à nous de choisir entre le choc des civilisations et le dialogue entre les cultures. L’orgue a-t-il une place dans ce dialogue interculturel ? Certains compositeurs sont venus d’autres continents, d’autres cultures, tels Isang Yun ou Toshio Hosokawa, et à l’inverse, un Jean-Louis Florentz a trouvé dans les musiques traditionnelles d’Afrique noire une source d’inspiration remarquable.
Nous voyons peu à peu l’orgue participer à des rencontres inédites avec le jazz, avec des musiques traditionnelles de nos régions, avec les musiques du monde arabe ou d’Extrême-Orient. J’ai eu l’occasion de donner plusieurs concerts avec un musicien palestinien, Moneim Adwan, excellent chanteur et joueur de ‘ud. Non seulement ces concerts ont créé une intense émotion auprès des spectateurs, mais ils nous ont obligés, lui et moi, à prendre des risques, à nous déplacer à la rencontre de l’autre, de la tradition écrite vers l’oralité, ou inversement. Pour nous, musiciens classiques, cette confrontation avec une musique qui a gardé des racines aussi vivantes nous force à sortir des sentiers battus, à nous replacer au cœur d’une tradition orale qui est aussi une des sources de la musique occidentale.
De manière plus générale, nous voyons l’orgue nouer des relations inédites avec d’autres disciplines artistiques.
Je pense à des rencontres entre orgue et littérature, comme cet Hommage à Jehan Alain qui a été rendu en mars dernier par l’actrice de cinéma Brigitte Fossey et Michel Bouvard, à St Germain-en-Laye.
Je suis convaincu que les grands artistes vidéastes nous surprendront en venant à la rencontre de notre musique d’orgue.
Plusieurs créations ont récemment réuni l’orgue et la danse, notamment autour des Trois danses de Jehan Alain. J’ai eu personnellement le plaisir de vivre une double expérience particulièrement positive, l’une avec le chorégraphe et plasticien Jan Fabre et la danseuse Annabelle Chambon, l’autre avec Salva Sanchiz et les danseurs de sa compagnie. Ces projets « orgue et danse » invitent les spectateurs à écouter d’une autre manière, à quitter certains préjugés, à faire preuve de créativité dans leur approche de ces propositions artistiques nouvelles.
Ces projets « orgue et danse » offrent aux salles de concerts l’opportunité de toucher un auditoire élargi. Il nous reste sans doute à convaincre le clergé d’ouvrir les lieux de culte à ces réalisations interdisciplinaires, qui ne sont pas forcément d’inspiration directement religieuse. Accueillir la danse dans une église reste extrêmement aléatoire. Mais de tels projets artistiques ne comportent-t-ils pas nécessairement une forte dimension spirituelle ? Ne serait-il pas temps que l’Eglise fasse preuve de plus d’audace, de plus d’ouverture, de plus de perspicacité dans son rapport aux contemporains ?
En outre, les nouvelles technologies nous permettent d’envisager désormais des performances interdisciplinaires sur plusieurs lieux simultanément : par exemple le concert d’orgue peut avoir dans une église, et la représentation chorégraphique dans un théâtre de la même ville, ou d’une autre ville. N’est-ce pas une invitation à donner une nouvelle vie à nos instruments les plus précieux, des plus anciens aux plus récents ?
La participation des publics
Faire vivre l’orgue, c’est aussi aller à la rencontre du public. Ici aussi, nous nous heurtons à un paradoxe : la présence d’orgues dans des dizaines de milliers d’églises lui assure une diffusion considérable et extraordinairement décentralisée. Mais reconnaissons que beaucoup de cycles de concerts d’orgue n’attirent qu’un public limité, trop limité, à l’église comme dans les grandes salles de concerts.
Avons-nous le droit d’être fiers quant à la présence de l’orgue sur nos chaînes de radio publiques, sur nos chaînes de télévision ? Depuis quand Arte, la chaîne culturelle européenne par excellence, a-t-elle consacré à l’orgue européen un programme digne de ses ambitions ?
Et pourtant, la vision que j’ai du futur de l’orgue et de ses publics n’est pas catastrophique, car nous avons en main des atouts considérables ! Nous devons convaincre les grandes organisations de concerts de créer des cycles d’orgue qui dépassent les limites des afficionados. A Bruxelles, depuis plusieurs années, le Palais des Beaux-Arts organise un cycle de concerts d’orgue dans les principales églises bruxelloises : la qualité artistique est au-rendez-vous, le public répond en nombre, les recettes dépassent régulièrement les dépenses !
A Toulouse, Xavier Darasse a posé les bases, il y a plus de trente ans, d’une vie organistique brillante, reposant à la fois sur un formidable patrimoine instrumental, sur un festival, une académie, un concours international. En 1996, ses successeurs, Michel Bouvard et Jan Willem Jansen, ont franchi une nouvelle étape et fondé un festival ambitieux, axé sur l’orgue mais ouvert à toutes sortes d’expressions musicales et artistiques. Nous sommes nombreux à pouvoir témoigner que Toulouse-les-orgues a réussi son pari, faire vivre l’orgue auprès d’un large public.
Un ambitieux projet éducatif autour de l’orgue
Depuis une vingtaine d’années, les maisons d’opéras européennes et les orchestres ont créé des services éducatifs et multiplié les actions en direction des jeunes, notamment sur le terrain de l’école. Les résultats sont spectaculaires, non seulement en termes quantitatifs, mais aussi sur le plan de la qualité de participation et de réaction des enfants et des jeunes.
Je suis absolument convaincu qu’un immense chantier nous attend : imaginons un seul instant la force, la richesse et la diversité que tous ensemble, nous représentons pour le monde de l’école ! Chacune de nos églises peut accueillir des milliers d’enfants chaque année. Si nous disposons de programmes éducatifs bien adaptés aux âges concernés, nous pouvons à la fois sensibiliser ces jeunes auditeurs à la beauté de l’orgue et de sa musique, et à tout ce que représente cet héritage artistique et spirituel.
Nous pouvons leur faire entendre les chants d’oiseaux, le son des sources ou le monstre de l’Apocalypse de la Messe de la Pentecôte de Messiaen.
Nous pouvons leur faire chanter le chant de L’immaculée Conception avec les gloses de Correa.
Nous pouvons leur faire chanter un choral luthérien et faire entendre les préludes composés par Bach ou ses prédécesseurs.
Nous pouvons les introduire dans l’univers fantastique de Liszt ou dans la poétique musicale de Jehan Alain…
Quoi que nous choisissions, pourvu que nous le fassions avec compétence et conviction, les jeunes auditeurs formeront un public idéal, spontané et réactif. Et nous leur donnerons peut-être le goût de revenir plus tard au concert, goûter un peu de cette magie sonore inouïe…
Outre le monde des jeunes et de l’école, il y a toutes les associations qui travaillent dans les quartiers, avec les populations issues de l’immigration, dans les hôpitaux, les prisons… Le monde associatif est souvent très ouvert aux propositions émanant du monde culturel. Contrairement aux préjugés, le public que nous pouvons toucher à travers le monde associatif est particulièrement réceptif à la dimension artistique : plus l’être humain est fragilisé, plus il perçoit l’œuvre d’art de manière aiguë, avec une intensité souvent supérieure aux publics « avertis ».
Quelle facture d’orgues pour le 21e siècle ?
Personnellement, je ne crois pas à l’orgue du 21e siècle. Je n’y crois pas dans la mesure où je ne vois pas la nécessité de « créer » de toutes pièces un nouvel orgue. Mais je suis certain que nos facteurs d’orgues et leurs successeurs accompliront des merveilles, dans les esthétiques les plus diverses.
J’identifie pour ma part trois chantiers qui sont autant de défis: le premier consiste à apprendre sans relâche auprès des plus beaux instruments historiques préservés. Le deuxième concerne les orgues de salle : trop souvent, privés de l’acoustique généreuse d’une église, les orgues placés dans les salles de concerts ne nous donnent pas le plaisir et le raffinement que nous pourrions en attendre. Ceci constitue un obstacle à l’élargissement du public.
Troisièmement, j’attends un usage plus créatif et prospectif des nouvelles technologies. Je crois que les technologies numériques, notamment l’échantillonnage (le sampling), devraient permettre de faire évoluer la facture d’orgues sans altérer le cœur de l’artisanat, ce qui a été souvent le problème de l’orgue néo-classique. L’alliage de la lutherie numérique et de la facture d’orgues traditionnelle permettrait de créer un orgue et son double, et d’explorer la micro-tonalité de manière extrêmement fine et contrôlée. Il est probable que le travail sur le timbre pourrait également y trouver de nouveaux développements passionnants.
Atteindre une taille critique, se rassembler à l’échelle européenne
Depuis une quinzaine d’années, nous voyons se développer un peu partout des réseaux culturels européens. C’est notamment le cas d’ECHO (European Cities of Historic Organs), qui rassemble Alkmaar, Bruxelles, Freiberg (Allemagne), Fribourg (Suisse), Göteborg, Innsbruck, Lisbonne, Umag (Croatie), Saragosse, Trévise et Toulouse.
Connecting Arts est un autre réseau récemment constitué, un festival itinérant qui circulera dans plusieurs villes européennes (Utrecht, Copenhague, Malmö, Toulouse). Son but est de renouveler le répertoire d’orgue, de proposer un regard contemporain sur cet instrument, de stimuler la création de spectacles innovants. Pour insuffler une nouvelle dynamique à l’orgue, l’instrument s’associe à la danse, au théâtre, aux arts visuels, au cinéma, à la littérature. Chaque partenaire de Connecting Arts s’engage à produire des créations originales mettant en scène l’orgue. Ces spectacles sont ensuite diffusés dans d’autres villes européennes.
Dans de nombreux pays, il existe des associations professionnelles ou des Amis de l’orgue. En France, une nouvelle association « Orgue-en-France » est en train de voir le jour. Réjouissons-nous ! Mais ne serait-il pas temps de préparer la constitution d’une telle association ou une fédération à l’échelle européenne ? Imaginons un instant la force d’une association européenne qui, en-dehors de tout caractère corporatiste, aurait pour but de valoriser la diversité de notre patrimoine organistique, de plaider la cause de l’orgue dans tous les pays, auprès des instances politiques, religieuses, des médias…
Bien que répandu à travers la plupart des pays européens, le monde de l’orgue n’atteint jamais la taille critique permettant de focaliser l’attention des mass-médias. Il nous appartient donc d’être créatifs et d’unir nos forces pour imaginer des événements d’une nature encore inconnue à ce jour.
La mondialisation est une autre raison de constituer une plateforme européenne : il importe que l’orgue européen, dans toute sa diversité, soit en mesure d’exister à l’échelle planétaire, et de dialoguer avec les institutions des autres continents. L’Europe doit pouvoir assumer et valoriser son héritage culturel dans le contexte d’une globalisation qui avance à l’allure d’un TGV.
Une fédération européenne de l’orgue pourrait dès lors constituer un « interface » précieux entre les dimensions locales, régionales, nationales, européennes et mondiales, sans rien ôter de la pertinence et de l’utilité des niveaux locaux ou nationaux.
L’apport des nouvelles technologies
Il y a périodiquement de grands événements de dimension européenne, tels que la restauration d’un orgue exceptionnel ou l’inauguration d’un instrument contemporain remarquable. En 2013, la reconstruction de l’orgue de l’église Ste Catherine à Hambourg sera terminée : à en juger par le Rückpositiv, terminé depuis deux ans, le résultat devrait être spectaculaire. Voilà un orgue qui fut l’instrument de Scheidemann et Reinken, avant d’être joué par Bach devant ce même Reinken en 1720… Ne devrait-on pas imaginer une diffusion du ou des premiers concerts dans des dizaines d’églises et de lieux publics, auprès d’associations d’amis de l’orgue à travers toute l’Europe ?
Imaginons un concert à la Chapelle Royale de Versailles, où l’orgue dialoguerait avec les Leçons des Ténèbres de Couperin ou Charpentier … Ou un office des Vêpres dans une superbe église vénitienne… Ou un concert d’orgue et de cantates dans la Thomaskirche à Leizpig…
Dans un autre domaine, nous voyons que l’opéra, autre genre artistique qui est né et a grandi en Europe, est diffusé worldwide non par des maisons d’opéra européennes, mais par le Metropolitan Opera de New York. Son directeur actuel, Peter Gelb, a eu la vision et l’intelligence de construire un réseau de diffusion qui permet à des dizaines de milliers de spectateurs de suivre en direct, dans quelque 650 salles de cinéma à travers le monde, les spectacles du MET.
Le monde de l’orgue européen pourrait-il quant à lui s’inspirer d’une telle initiative ? Un tel projet impliquerait une vision commune, mais une pluralité de lieux, de partenaires, de démarches interprétatives. Ne serait-ce pas le rôle d’une fédération européenne de l’orgue de proposer à l’Union Européenne des Radios-Télévisions de mettre en œuvre, en étroite collaboration avec nos réseaux organistiques européens, un événement d’ampleur considérable, à raison d’une fois par an.
Pourquoi ne prendrions-nous pas l’initiative de lancer une Journée Européenne de l’orgue, un peu sur le modèle des Journées européennes de l’opéra ? Depuis quelques années, celles-ci ont lieu en mai, et réunissent plus de cent maisons d’opéra qui organisent des journées portes ouvertes et mille activités avec un succès croissant.
Le développement fantastique des nouveaux réseaux sociaux est également une invitation à prendre des initiatives qui demandent plus de créativité que de moyens financiers.
Paradoxalement, l’orgue a l’avantage de n’avoir pas encore été touché par la gigantesque vague de commercialisation et de marchandisation qui affecte notre vie musicale jusque dans ses œuvres les plus élevées, et notre vie tout court. C’est peut-être notre chance : comment atteindre un seuil critique permettant de rendre à l’orgue la place qui lui revient dans la vie musicale, tout en valorisant l’extraordinaire diversité de notre patrimoine instrumental et musical, et sans succomber aux sirènes de la marchandisation ?
En conclusion, je voudrais remercier chaleureusement les organisateurs de cette conférence européenne : en prenant l’initiative de nous réunir, ils nous invitent à approfondir cette conscience d’un patrimoine qui nous est commun dans toute sa diversité. Ils nous engagement à nous mobiliser pour le garder en vie. Ils nous encouragent à en faire un véritable enjeu social et démocratique. A nous d’y répondre, partout où nous nous trouvons. De la pluralité de nos réponses et de nos initiatives, de notre capacité à nous rassembler et à nous fédérer sur de grands projets communs dépendra l’avenir de l’orgue en Europe.
Bernard Foccroulle