Journal de Culture et Démocratie.
L’Union européenne est régulièrement accusée de tous les maux : trop libérale, trop interventionniste, trop bureaucrate, etc. Dans le domaine de la culture, son image est plutôt effacée, à l’image de ses budgets culturels, qui semblent dérisoires en pourcentage du budget communautaire.
En réalité, l’Union européenne a développé depuis quelque temps une réelle vision de la culture comme enjeu fondamental et transversal. Le Traité de Maastricht (1992) a pour la première fois ouvert une fenêtre sur le champ culturel, jusque-là exclu des compétences de la Commission européenne.
Durant de trop longues années, même après Maastricht, l’art et la culture sont restés à la marge de la politique européenne commune. J’y vois deux raisons principales : la culture n’était pas perçue comme un enjeu de société (même chez des Européens convaincus tels que Jacques Delors ou Guy Verhofstadt), et d’autre part, un certain nombre d’Etats ne souhaitaient aucunement voir l’Union européenne empiéter sur leurs prérogatives en matière culturelle. C’est l’origine du principe sacro-saint de subsidiarité, selon lequel l’Europe ne peut en aucun cas se substituer aux compétences des Etats, Communautés et Régions en matière culturelle. Toutefois, le rôle des réseaux culturels européens n’avait cessé de s’amplifier depuis le début des années 1990, et les attentes du monde culturel à l’égard de l’Europe se faisaient plus pressantes.
Une étape importante, pas suffisamment reconnue, a été le rôle déterminant de l’Europe unie dans l’adoption par très grande majorité de pays – à l’exception notable des Etats-Unis et d’Israël – de la charte sur l’exception culturelle, qui reconnaît à l’art et à la culture un statut différent des biens de consommation. Face à l’américanisation de la culture, cette victoire politique est importante à souligner, mais la vigilance reste de mise..
En mai 2004, une centaine d’artistes européens éminents signaient un appel « Pour une Europe fondée sur sa culture ». Lancé au moment du passage de 15 à 25 Etats-membres, cet appel insistait sur notre identité commune, sur la nécessité de recentrer le projet européen comme un projet de civilisation et pas seulement sur un agenda économique, et il invitait les 25 à faire preuve d’audace dans le renforcement d’une politique culturelle commune.
Dès son accession à la présidence de la Commission, José Manuel Barroso a souhaité accentuer la dimension culturelle dans le processus de la construction européenne. Il m’a demandé de le conseiller sur les questions culturelles durant quelques années, et j’ai pu constater la profondeur de son engagement, jamais démenti, sur cette dimension culturelle.
Une étape très importante a été l’adoption en 2007 ( ?) d’un agenda culturel transversal par la Commission puis par le Conseil des ministres. Désormais, la culture est reconnue comme un enjeu dans des départements aussi différents que la politique de la Ville, les Relations extérieures, l’aide au développement, etc.
On peut sans doute regretter que dans ce domaine-ci comme dans d’autres, l’Union européenne n’ait pas été à même de communiquer plus largement sur ses objectifs et sur les moyens mis en œuvre. Seule une partie du monde culturel et politique a pris conscience du tournant et des nouvelles possibilités qu’il dessinait, et la grande majorité des citoyens européens n’a rien perçu de cette évolution.
Cela ne signifie pas pour autant que les budgets ciblés sur la culture aient été multipliés. Néanmoins, ils ont progressé, et d’autre part, d’autres budgets européens – parfois beaucoup plus importants, tels les Fonds structurels – ont pu être investis dans le patrimoine et la culture.
Le programme Culture 2007-2014 a mis l’accent sur trois priorités : la circulation des artistes, la circulation des œuvres et des productions, et le dialogue interculturel. Le fameux principe de subsidiarité est ainsi respecté, mais les fonds européens ont permis de soutenir un nombre important de projets transnationaux, notamment dans le domaine des réseaux.
Les réunions d’acteurs culturels européens auxquelles j’ai pu assister ce dernières années m’ont donné l’impression d’une réelle progression sur ces trois objectifs prioritaires, ainsi que dans les domaines des rapports culture-éducation, et culture/citoyenneté.
En participant activement à des réseaux tels que Opera-Europa, RESEO (réseau des services éducatifs d’opéra) ou enoa (European Network of Opera Academies), j’ai le sentiment qu’au-delà des soutiens financiers, toujours appréciables, la valeur première de ces réseaux est d’encourager un échange des bonnes pratiques, un auto- questionnement et une redynamisation du monde culturel salutaires, particulièrement en période de crise.
Aujourd’hui, le réseau Culture Action Europe plaide pour le renforcement du budget culturel européen, et pour le centrer davantage sur les arts et la création. Mon sentiment est que les enjeux artistiques et culturels sont plus importants que jamais pour l’Europe, pour les artistes et pour l’ensemble des citoyens.
Mais dans ce domaine de la politique culturelle européenne, rien n’est acquis : la crise financière et économique a commencé à faire des ravages dans le secteur de la culture, et le pire est sans doute à venir. Même dans des pays peu touchés par la crise financière comme le Danemark, la montée des nationalismes radicaux et de l’extrême-droite fragilise le secteur des arts. La légitimité du soutien public à la culture va être remise en question. Il faut se préparer à de dures batailles à tous les niveaux, mobiliser le plus largement les forces culturelles et les forces démocratiques, établir davantage de passerelles entre les secteurs de l’art, de la culture, de l’éducation, de la science. Le soutien du secteur social et du monde associatif est plus indispensable que jamais. Il faudra s’appuyer sur l’Europe, mais un changement de politique à ce niveau-là n’est pas exclu à terme.
Il nous reste décidément beaucoup à faire pour convaincre citoyens et décideurs politiques de l’importance des enjeux culturels, pour résister à la marchandisation, pour mieux nous emparer des outils existants et pour affronter la crise.
Bernard Foccroulle